Ptôse
Avec Ptôse, on aborde un monde à part : celui des bricoleurs de génie dont la valeur est reconnue partout sauf chez eux. Il faut savoir que ces Niortais ont été diffusés, certes confidentiellement, mais dans le monde entier. Des Etats-Unis au Japon, des Pays-Bas à l’Italie… Nul n’est prophète, etc… Et ce n’est pas le seul lien tiré entre Ptôse et les glorieux Bosco, le duo électro qui, vingt ans plus tard, avoue sans honte l’influence que ces « grands frères » ont eu sur eux.
Sommaire
Les frères Jarlan, célèbres inconnus
L’histoire commence comme une blague. Pendant les vacances de Noël 80, les frères Lionel et Benoît Jarlan enregistrent pour s’amuser dans la maison familiale de la rue Chabaudy, une désopilante chanson de leur cru : Boule (viens ici) ! inspirée par la série BD Boule et Bill. Ils bricolent la chose avec ce qui leur tombe sous la main – des instruments, des jouets – puis repiquent les sons et trafiquent leurs voix sur deux magnétophones à cassette. C’est un cadeau idéal à offrir à quelques copains pour les fêtes. Encouragés par ceux-ci, ils se choisissent un nom et envoient une cassette à leurs idoles, les Residents, un combo californien culte. Depuis le milieu des années 70, les Residents pratiquent une musique conceptuelle et subversive qui désarticule les poncifs du rock, cultivant la non-personnalité (on ne connaîtra jamais leurs visages) et les circuits auto-organisés, en marge de toute démarche commerciale habituelle. Avec un goût prononcé pour la provocation, ils intitulent leurs albums « The Third Reich’n Roll » ou « The Commercial Album » (une suite de quarante morceaux d’une minute !). Les Residents apprécient Ptôse et le font savoir ; la machine PPP (pour Ptôse Productions Présente, avec un globe planétaire pour logo !) est en marche.
L'époque des K7 qui font le tour du monde
Né d’une démarche d’abord intellectuelle, le duo adopte dès le départ une approche humoristique un peu grinçante que leur nom ne révèle pas : Ptôse : nom féminin (venant du grec ptôsis : chute) indiquant une descente ou une position anormalement basse d’un organe, due au relâchement des muscles ou des ligaments qui le maintiennent. Le principe est assez simple : enregistrer et diffuser des cassettes tirées à 100 ou 200 exemplaires et trouver sa place dans un réseau de labels indépendants confidentiels mais très actifs. Les premiers boîtiers ne contiennent que des compositions du duo Jarlan, puis révèlent un(e) certain(e) Ericka Irganon dont le nom figure régulièrement en filigrane des albums de Ptôse sans que l’on arrive jamais vraiment à savoir s’il s’agit d’un véritable musicien, d’un personnage inventé ou d’un pseudo de plus pour l’un des deux frères. Toujours la culture du masque… En tout cas, les musiques proposées par Ptôse et Ericka Irganon sont très « cousines ». Le réseau de complicités s’étoffe. Les tirages de K7 augmentent et les emballages sont de plus en plus sophistiqués, à l’image du goût des frères Jarlan pour le second degré et le bricolage : « Moxisylyte N. » est tiré à 500 exemplaires et présenté dans un emballage carton type boite de médicaments ; la cassette de « Poisson soluble » est glissée dans un sachet plastique comme celui dans lequel on vous vend un poisson rouge… De telles initiatives ne passent pas inaperçues et PPP trouve vite sa place dans un réseau d’associations entrées en résistance avec le show bizness et spécialisées dans la production de musiques improbables. En même temps que Ptôse se retrouve sur des compilations produites aux quatre coins de l’hexagone et à l’étranger, PPP commence à diffuser ses propres cassettes collectives sous le titre générique d’Assemblées Générales. Cinq compilations sont ainsi produites sur lesquelles on peut trouver, entre un groupe japonais et un artiste allemand, des titres de quelques groupes régionaux aussi inclassables qu’eux : Des Traces (un trio de Poitiers au croisement des musiques de Magma et de King Crimson), Stabat Stabble (un duo sombre de Châtellerault), La Chorale (une formation originale de Poitiers)… Il existe même une K7 que je rêve d’écouter un jour offrant 22 versions différentes de leur morceau fétiche Boule (viens ici) !, enregistrées par 22 groupes de toutes nationalités.
Un gros travail sur le son
Côté musique, Ptôse donne dans le minimalisme sautillant. Les lignes mélodiques sont simples et répétées en boucle sur des rythmiques basiques, voire tribales, jouées par des boites à rythme et des synthétiseurs. Sur ce tapis sont ajoutées des voix « naturellement trafiquées » scandant farouchement des textes dérisoires, des sonorités acoustiques (beaucoup de xylophone par exemple) et des lignes de guitares souvent saturées. En complément de leurs influences avouées (Nino Rota et les chansons d’enfants), les deux uniques reprises de leur répertoire (Tom Tom Club et les Residents) jalonnent idéalement leur territoire musical. Loin d’être des virtuoses, les musiciens de Ptôse tirent parti de leur « incompétence » pour emmener l’auditeur ailleurs, avec la volonté de le surprendre et le déranger. A côté des nombreuses cassettes et participations à des compilations (plus d’une vingtaine en moins de cinq ans !), Ptôse publie trois superbes albums qui n’ont pas pris une ride vingt ans plus tard : « Ignobles limaces », « The Swoop » et « Face de crabe », le premier réalisé par les Rémois de Ayaa en 84, les deux autres publiés en Hollande en 84 et 86 et quasiment jamais diffusés ici. A cette époque le duo est devenu trio, Pascal Elineau (rebaptisé ZZe) ayant rejoint les frères Jarlan. Tous ces disques sont enregistrés au studio de Hurlevents, près de Poitiers, avec une participation très active d’Alain Auxemery qui, outre la prise de son, assure un énorme travail sur la recherche de nouvelles sonorités.
Les hommes invisibles
Toujours sous influence, le trio se produit en public habillé de longues blouses blanches de laborantins, le visage entouré de gaze et de bandelettes, à la manière des hommes invisibles et des momies. Les trois discrets sont en fait beaucoup plus à l’aise avec la vidéo qui leur permet de prendre de la distance pour fignoler leurs visuels. Celle d’Ecrasons la vermine ! les voit transformés en explorateurs fous et passe à plusieurs reprises sur la Six, alors chaîne musicale. Le groupe joue peu sur scène, mais la connivence musicale évidente avec les choix de programmation des visionnaires de l’association poitevine L’Oreille est Hardie, leur permet d’accéder à quelques scènes emblématiques des musiques inclassables comme les Musiques de Traverses à Reims. Ils arrivent même à jouer une ou deux fois à Niort ! C’est là que Stéphane Bodin et François Marché, les créateurs du duo électro Bosco, disent s’être rencontrés. C’est là peut-être aussi qu’ils ont puisé la source de leur humour ravageur bien dans l’esprit de leurs aînés oubliés.
Source
Extraits, avec l'autorisation de l'auteur, de l'ouvrage "Micro Faunes - 30 ans de création musicale en Deux-Sèvres" (Philippe Guillemoteau - Ed. Patrimoines et Médias, 2008)